Le , par Julien Wilhelm - Écoconception Accessibilité Qualité Web
Certaines choses arrivent naturellement.
Pour d’autres, il faut les provoquer.
Cette interview est une première pour moi. Par le passé, j’ai pu être de ceux qui, du mieux qu’ils peuvent, s’efforcent de donner des réponses qu’ils espèrent intéressantes et aussi intelligibles que possible. Mais me retrouver de l’autre côté de la table, ça, c’est nouveau. Et maintenant que j’y suis, je n’en saisis que mieux l’intérêt.
En septembre 2023, Sophie Gounon a été l’une des premières à suivre ma formation “Développer des sites web écoresponsables”. Elle n’était pas la seule. Tout aurait pu s’arrêter là. Sophie, pourtant, a fait quelque chose “de plus” et qui m’a profondément marqué sur le plan personnel. Deux mois après la fin de cette session de formation, elle m’a envoyé un mail pour me remercier et m’expliquer, tableau à l’appui, ce qu’elle avait mis en œuvre depuis grâce à ses nouvelles compétences. Elle évoquait aussi ce qu’elle comptait faire dans un avenir proche, ce qu’un second mail est venu confirmer en décembre.
Quel enthousiasme !
Si comme moi vous avez appris un métier par vous-même et porté de zéro un programme de formation, vous savez ce que l’on ressent dans une telle situation. Se savoir utile fait un bien fou. Au-delà de ça, j’ai compris que j’avais affaire à l’un de ces visages de l’ombre qui gagnent à être mis en lumière. De ces héros du quotidien qui poussent avec détermination sur les autres pour les faire avancer dans ce qu’ils pensent de tout cœur être la bonne direction.
Comme d’autres l’ont fait pour moi, j’ai alors choisi de provoquer cette interview.
Merci, Sophie ! Puisse ton parcours en inspirer d’autres ;).
Sophie, peux-tu nous en dire plus sur ton profil ?
Je suis analyste-développeuse dans un service de développement et de maintenance informatique de l’Insee à Nantes, secteur public donc, avec une très forte appétence pour le développement front. J’anime d’ailleurs régulièrement des formations HTML 5 / CSS 3 auprès de mes collègues.
Je n’ai pas suivi de formation informatique académique ; j’ai juste le bac. Tout ce que je sais en informatique, je l’ai appris en autodidacte et via des formations professionnelles internes ou des formations proposées par des organismes de formation.
Depuis octobre 2019, j’ai rejoint le réseau accessibilité numérique de l’Insee et j’ai acquis des compétences sur ce sujet au point de faire partie aujourd’hui des « experts » : je réalise des audits d’accessibilité, j’accompagne les équipes de développement dans la mise en accessibilité de leurs applications, je développe des sites selon les critères du RGAA (2 sites 100 % conformes à mon actif !) ; j’anime aussi des formations en accessibilité numérique (sensibilisation, développement web, bureautique).
Au mois de septembre, j’ai intégré une nouvelle équipe « Support au développement » dont la mission est de venir en appui aux équipes de maintenance du service.
Depuis quand t’intéresses-tu à l’écoconception de services numériques ? Pourquoi ?
Je m’y intéresse depuis 2022, depuis que l’Insee a décliné le plan gouvernemental « services publics écoresponsables » en un plan « Insee vert ». Au début, j’avoue, je suivais ce sujet d’assez loin. Et puis, dans l’établissement de Nantes où je travaille, nous avons été invités à participer à une « Fresque du Numérique ». Comme je suis d’un naturel curieux, j’y ai participé (en vrai, ma motivation de départ, c’était plus pour savoir en quoi consistait « une fresque de… » !). Finalement, j’y ai appris plein de choses sur l’impact environnemental du numérique, mais j’en suis ressortie avec un sentiment de frustration du genre : « OK, on surconsomme, on consomme mal… mais comment faire autrement / différemment / mieux ? ».
Enfin, dans notre service de développement, nous avons aussi mis en place un objectif : « Mettre en place une démarche Green IT ». Toujours mue par ma curiosité, je me suis documentée sur le « Green IT » et je me suis demandé dans quelle mesure je pouvais agir sur cet aspect du numérique comme j’agis depuis plusieurs années sur l’accessibilité numérique. Alors, quand j’ai vu l’annonce pour la formation « Développer des sites web écoresponsables », je me suis dit que j’allais pouvoir y trouver les réponses à mes questions de dev’.
Au final : simples ambitions professionnelles, ou véritable appétence personnelle pour le sujet ?
Il y a une grosse part d’appétence personnelle même si elle est née de mes missions professionnelles.
Ma devise au boulot c’est « on peut encore faire mieux ». Et c’est ce que je retrouve dans le développement de services numériques écoconçus ; le « faire mieux » en proposant un service numérique plus efficace, plus efficient, mieux codé.
La démarche d’écoconception vise à réduire l’impact environnemental et aussi sociétal d’un service numérique. En écoconcevant son service numérique, on cherche donc aussi à réduire la fracture numérique et à lutter contre l’exclusion sociale liée au handicap, à l’illectronisme, à un faible niveau de formation. Ce dernier aspect de l’écoconception est en accord complet avec mes valeurs humanistes.
Au-delà de ça, je considère aussi que, en tant que développeuse, j’ai une responsabilité dans la qualité du code que je produis. Pour moi, développer ce n’est pas assembler des bouts de code jusqu’à ce que « ça rende le service ». Il y a dans mon éthique professionnelle la recherche constante de produire un code de qualité et c’est ce qui rend l’écoconception web stimulante.
Quelles étaient tes attentes en t’inscrivant à la première session de formation “Développer des sites web écoresponsables” ? Pourquoi avoir choisi celle-ci plutôt qu’une autre ?
Je voulais une formation pratico-pratique qui explique concrètement comment coder une application écoresponsable.
J’ai choisi cette formation pour 2 raisons :
- Au moment où j’ai vu passer l’annonce sur LinkedIn (l’une de mes sources de veille techno), c’était, à ma connaissance, la seule formation orientée « code » proposée sur le sujet ; toutes les autres formations étaient plutôt orientées théorie et démarche globale. Or, ce que je voulais, c’était agir concrètement, savoir comment faire.
- C’est une formation proposée par Temesis, une société qui au sein de notre réseau accessibilité numérique est considérée comme une référence en la matière. J’avais donc un a priori positif sur la qualité de la formation proposée. Et comme Temesis a aussi l’agrément Qualiopi, cela m’a permis de faire financer cette formation par mon administration.
En toute franchise : qu’as-tu pensé de la formation ? Qu’as-tu apprécié ou, au contraire, moins aimé ?
J’ai adoré cette formation !
Hyper concrète, didactique, dense aussi, avec pleins d’exemples concrets et un formateur passionné et passionnant ce qui est un vrai plus lors d’une formation.
Mon seul regret : que la formation n’ait duré que 2 jours. J’aurais aimé pouvoir faire plus d’exercices pratiques, mais, ça, c’est mon côté développeuse qui parle… En même temps, je me dis que si la formation avait duré 3 jours, j’aurais peut-être regretté de ne pas avoir eu une quatrième journée de formation !
J’ai apprécié aussi de participer à cette formation en interentreprises. C’est humainement enrichissant de rencontrer des personnes avec les mêmes préoccupations que soi en dehors de son milieu professionnel habituel. J’ai d’ailleurs participé ensuite à un échange sur nos pratiques respectives en matière de développement, d’accessibilité numérique, d’écoconception avec l’un des participants et un de ses collègues architecte SI.
As-tu le sentiment que cette formation t’a apporté ce que tu étais venue chercher ? Si oui, peux-tu nous en dire plus ? As-tu d’ores et déjà mis en œuvre des actions grâce à tes nouveaux savoirs, tes nouvelles compétences ?
Oui, mille fois oui !
Au cours de la formation, je pensais déjà à ce que j’allais pouvoir mettre en place au travail : appliquer les techniques d’écoconception apprises sur des applications du service, animer une présentation en mode « REX » auprès de mes collègues développeurs… Après la formation, je n’avais qu’une hâte : agir ! Et c’est ce que j’ai fait dès le lendemain de la formation, au-delà même de ce que j’avais imaginé au départ…
D’abord, comme prévu initialement, j’ai appliqué les méthodes d’écoconception sur une application existante, le site « Avis de situation au répertoire Sirene ». C’est une petite application de démarche en ligne (3 pages), idéale pour « se faire la main », et beaucoup consultée par les usagers ; donc toute amélioration de ce service ne peut être que bénéfique. Le responsable informatique de l’application (mon ancien chef) était OK pour me laisser accéder au code, la maîtrise d’ouvrage favorable à la démarche. Bref, la situation idéale. Pour la partie « bonnes pratiques côté développement », j’ai associé à mes développements deux développeurs du groupe qui maintiennent l’application et pour la partie « bonnes pratiques côté serveur », j’ai embarqué avec moi deux autres collègues. Et les travaux d’écoconception ont porté leurs fruits puisque nous sommes passés, entre autres, de l’écoIndex B à l’écoIndex A. Il y a eu d’autres améliorations, car j’avais pris soin d’effectuer des mesures avant/après, mais je ne rentre pas dans le détail.
Ensuite, j’ai légèrement modifié mon idée de départ quant à ma présentation en mode « REX » à mes collègues de service : j’ai finalement créé un site documentaire sur l’écoconception et les bonnes pratiques que je leur ai présentées et commentées. Ainsi, tous mes collègues ont l’info et peuvent s’y référer voire l’enrichir dans l’optique d’une amélioration collective.
À partir de là, j’ai créé des fiches méthodologiques pour les mettre à disposition de la communauté de développeurs de l’Insee (nous avons 4 centres de développement informatique), toujours avec la même idée : plus on est nombreux à savoir comment faire, plus on peut améliorer l’impact environnemental de nos applications (nous en avons environ 300 externes comme internes).
Enfin — et ça, ça n’était pas du tout prévu —, j’ai été sollicité pour animer au mois de décembre une présentation sur le thème « L’écoconception des SI : où en sommes-nous ? » lors de la journée de la communauté statistique nantaise, auprès d’un public composé essentiellement de statisticiens de la sphère publique. J’ai pris le site sur lequel j’avais travaillé comme exemple : la veille, nous avions mis en place les bonnes pratiques côté serveur sur lesquels nous pouvions agir, ouf !
Si c’était à refaire, choisirais-tu à nouveau cette formation pour monter en compétences opérationnelles sur le développement technique de solutions écoresponsables ?
Encore une fois : oui, mille fois oui ! Car non seulement cette formation m’a permis d’améliorer concrètement l’impact environnemental d’une application, mais elle m’a aussi fourni des arguments pour expliquer en quoi consiste réellement une démarche d’écoconception et pour justifier des choix de conception effectués au cours de cette démarche. Cela m’a été très utile lors de mes présentations.
D’après tes premiers retours d’expérience, quels sont, le cas échéant, les freins à la mise en œuvre d’une vraie démarche d’écoconception de services numériques (au-delà de l’aspect technique donc, qui n’en représente qu’une facette) ? Penses-tu que l’on va vers une généralisation de cette approche ou qu’au contraire, tout comme pour l’accessibilité, que son adoption par le public et le privé sera longue et fastidieuse ?
Je me suis rendu compte lorsque j’ai mis en œuvre les bonnes pratiques d’écoconception et que j’ai communiqué sur le sujet que, pour beaucoup, il y avait confusion entre réduction et suppression de l’impact environnemental. J’ai donc mis en avant le fait qu’un service numérique qui n’existe pas est un service numérique qui n’a pas d’impact environnemental… et que ce n’est pas là l’objectif de l’écoconception.
L’écoconception d’un service numérique vise à réduire son impact environnemental pas à le supprimer purement et simplement. Et c’est là, à mon avis, le message le plus important à faire passer : l’écoconception permet d’obtenir le même service que s’il n’était pas écoconçu sans perte ni dégradation, bien au contraire ! J’ai l’impression que cette idée de réduction véhicule insidieusement en elle l’idée de privation qui fait écho à notre peur primitive de manquer, d’où une certaine forme de réticence à s’engager dans la démarche.
Tant que l’écoconception sera perçue comme une sorte de régime drastique où on se prive de beaucoup de choses et bien, tout comme le régime drastique aboutit à son abandon, l’adhésion à la démarche sera difficile.
L’autre frein que je vois à la généralisation de cette démarche, c’est que, pour la grande majorité des usagers des services numériques — moi compris en tant qu’utilisatrice lambda —, ses effets sont invisibles, imperceptibles. Comme pour l’accessibilité numérique, ce n’est que lorsqu’on est directement confronté à des difficultés d’usage du service (une connexion internet défaillante, par exemple) qu’on va se poser des questions sur sa conception.
Alors oui, pour moi, son adoption sera longue et fastidieuse, car elle nécessite beaucoup de pédagogie et de psychologie.
D’ailleurs, c’est quoi le plus compliqué selon toi : écoconcevoir un service numérique ou le rendre (vraiment) accessible ?
Ni l’un ni l’autre ! Le travail est le même : produire un code et un service numérique de qualité, utile, utilisable, robuste.
Pour moi, l’un ne va pas sans l’autre. D’ailleurs lorsqu’on regarde de plus près les référentiels existants en la matière — les 115 bonnes pratiques du Green-IT ou le Référentiel général d’écoconception de services numériques (RGESN) et le Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA) —, ils partagent des critères communs.
Par exemple :
- Bonnes pratiques Green-IT n°30 : Fournir une alternative textuelle aux contenus multimédias.
- RGAA – Critère 4.1 : Chaque média temporel préenregistré a-t-il, si nécessaire, une transcription textuelle ou une audiodescription (hors cas particuliers) ?
- RGSEN – Critère 4.1 : Le service numérique informe-t-il l’utilisateur du format de saisie attendu avant sa validation ?
- RGAA – Critère 11.10 : Dans chaque formulaire, le contrôle de saisie est-il utilisé de manière pertinente (hors cas particuliers) ?
Si je m’en tiens à la partie développement, lorsqu’on développe un site dans une optique d’écoconception et/ou d’accessibilité numérique (accessibilité numérique native), on fait des choix qui servent autant l’un et l’autre sujet. Par exemple, lorsque j’ai développé des sites 100% accessibles, je n’ai pas utilisé de librairie HTML/CSS/JavaScript toute faite (frameworks). Sans le savoir, j’ai fait mes premiers pas dans l’écoconception puisque mon code n’embarquait pas de composants ou de déclarations CSS inutiles (Oui, parce que la tendance est grande, lorsqu’on utilise des frameworks, de tout installer, au cas où, de piocher ce dont on a besoin le moment venu dans ce vaste supermarché du code… et de ne pas faire le ménage à la fin.).
L’écoconception — dans sa partie développement — et l’accessibilité numérique nécessitent un travail précis sur le code. Et finalement, ce n’est pas plus compliqué ni plus chronophage, au moment où on travaille par exemple sur l’intégration d’images, d’écrire un code qui respecte à la fois les bonnes pratiques d’écoconception et les bonnes pratiques d’accessibilité numérique.
Ce qui est compliqué, c’est de ne pas prendre en compte ces deux aspects-là dès le début de la conception du service numérique, avant même la phase de développement.
Quelle est la prochaine étape pour toi en tant que référente en écoconception de services numériques ?
Améliorer une autre application externe de l’Insee (en vrai, j’ai déjà commencé) et enchainer avec d’autres. Je ne vais pas m’arrêter en si bon chemin !
Ensuite, je vais continuer à diffuser l’information, accompagner mes collègues si besoin dans la démarche comme je le fais déjà pour l’accessibilité numérique.
Enfin, je vais intégrer dans mes formations HTML/CSS et accessibilité numérique des points d’attention voire même des exemples sur les pratiques d’écoconception : intégrations des images, chargements paresseux, minifications des fichiers… L’idée étant de saisir toutes les occasions pour diffuser l’information.
Ah, et je vais aussi rester informée sur le sujet et parfaire mes connaissances sur le sujet ; j’ai encore beaucoup de choses à apprendre.
Et je rajoute à mon credo habituel une phrase de plus :
Tant que ce n’est pas accessible, ce n’est pas terminé. Tant que ce n’est pas écoconçu, non plus !